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Le continent

(le monde de Tonton Raoul)

La naissance... (récit apocryphe I)

Je suis né avec la guerre. Ou juste après elle, mais, comme ce n’était pas encore vraiment la guerre, je peux dire ça, "avec elle". C’était le 16 décembre 1939, dans une bourgade du centre de la France. C’était dans la maison de ma grand-mère. Mes deux grand-mères avaient vu le jour dans cette commune, aussi je peux dire que je suis de quelque part, j’ai cette chance, mon fils n’a jamais ressenti cela.

C’était la drôle de guerre, un hasard, un moment curieux pour naître, alors que des millions d’hommes, de part et d’autre d’une barrière fortifiée attendaient de se donner la mort. Je n’ai pas choisi, personne ne choisit.

Je suis né comme tout le monde, en braillant sans doute. Avais-je des cheveux noirs ? Plus grand monde ne peut l’attester désormais. Avais-je la peau fripée ? De grands yeux étonnés ? Peut-être, imaginez-le si vous le souhaitez. Tout cela n’a que peu d’importance. Ce qui compte, c’est que ma mère me tenait dans ses bras avec précaution et amour. Mon père regardait ce fils deuxième que Dieu lui confiait avec amour et espérance. Lui aussi partirait à la guerre. Officier, fils d’officier, frère d’officier, toute notre famille semblait promise à la boucherie. La précédente avait pris mon grand-père, le 26 septembre 1914, tandis qu’il chargeait contre l’ennemi à la tête de sa compagnie. C’est en tout cas le récit officiel, celui qui reste. Une veuve et quatre orphelins, le dernier n’avait qu’un an, ça suffit à forger la légende. De toute façon, ceux qui sont morts là-bas sont tous des héros. Pour y avoir été, pour n’avoir pas reculé, pour avoir pris la balle. 14-18. De l’histoire ancienne à l’échelle de nos vies, mais de l’histoire qui a contraint celle de ma famille. Ma grand-mère a vécu seule pendant les soixante-quatre années qui ont suivi, elle a élevé seule ses quatre enfants, Michel, Robert, Henriette et Bernard, mon père.

Ce récit est apocryphe, c’est mon fils qui l’écrit, beaucoup trop tard pour tout savoir. Pardonnez-lui les erreurs et les contournements. Les ellipses et les jugements involontaires. Je sais qu’il cherche à constituer la mémoire. A définir l’héritage.

Héritage. Mot bien présomptueux pour qui me connait. Mes parents m’ont choisi le prénom de François, en référence au Saint d’Assise, le moine des pauvres, le riche devenu pauvre, l’ambitieux devenu humble. Je n’ai jamais été pauvre, j’ai essayé d’être humble.

C’était la guerre et mon père est parti. Qu’a fait ma mère alors ? Est-elle restée dans ce Limousin ou bien nous a-t-elle emmenés dans ce Sud-est qui était le pays de son père – un officier lui-aussi ? Je l’ignore. Ou plutôt, mon fils l’ignore. Mais cela n’a aucune importance. J’étais un nouveau-né, aimé par sa mère, insouciant au drame qui se jouait en Norvège, au Danemark, en Belgique, en Picardie. Mon père a rejoint son bateau. Mon père a connu la défaite. Mon père a été pris de court par ce déferlement de violence conquérante. Son bateau a-t-il seulement eu le temps de quitter son quai pour combattre avant que le Maréchal ne nous demande de cesser le combat ? Je l’ignore. Mon fils l’ignore, je lui ai trop peu parlé de son grand-père, qu’il n’a jamais connu.

Mais la France était défaite et vaincue et occupée. Nous étions au Sud de la ligne de démarcation et nous sommes entrés dans une époque floue, sans frontière sûre, sans Etat complet, sans espoir, sans dignité. Il fallait tout risquer pour rester debout.

En juillet, les Anglais ont bombardé la flotte française d’Afrique du Nord. Nous étions seuls, défaits, suspectés de toute part. Aller à Londres, pourquoi pas ? Mon père l’a fait. Les Anglais se méfiaient de nos marins qui leur tenaient rancœur pour Mers-el-Kebir. Ils l’ont mis dans un camp. Après, mon père est rentré en France, il a repris l’habit civil et il a été fonctionnaire, obscur, à l’écart du tumulte et des risques, à l’écart des choix. Il était abîmé.

Nous, nous vivions entre le Sud-est et le Limousin. De maison familiale en maison familiale, au gré de déménagements qui visaient surtout à nous épargner les rigueurs du rationnement. Mon frère en parlerait mieux que moi, il se souvient peut-être plus que moi, lui qui était né avant moi. A la campagne, nous ne manquions de rien. Sauf de pain. Il y avait des légumes à profusion, des navets, des rutabagas, des salades, des carottes, des brocolis. A côté des gens des villes, c’était bombance ! Y’avait-il du marché noir ? Je sais seulement que nous manquions de pain. Toute ma vie, j’ai chéri cet aliment, il est devenu l’ornement indispensable de ma table, jusqu’à la fin. Du pain à tous les plats, y compris au dessert, je n’ai jamais su – voulu ? – combler ce manque de ma prime enfance. Ce seul manque de mes premières années, avec mon père.

Aurais-je été un père différent avec un père différent ? Je ne sais pas, je n’ai jamais été doué pour la psychanalyse. Voilà bien une science dont nous doutions à la maison, voire même que nous réprouvions ! Parce que l’individu y primait sur le collectif, parce que le désir y primait sur le devoir, parce que les suggestions y triomphaient de la vérité des faits. J’ai grandi dans l’évidence des faits, des choses démontrables, tangibles, réelles. Il n’y a pas de hasard, je suis devenu ingénieur, pas poète. J’ai compris bien plus tard qu’il n’y avait que trois voies vers la création : la construction, l’art et la foi. Je fus extérieur à l’art.

 

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