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Le continent

(le monde de Tonton Raoul)

La photo

Ce dimanche, c'était la promesse du printemps. Le soleil baignait la côte, les lunettes noires avaient fleuri sur les visages encore pâles. Les pulls paressaient sur les épaules, ou dans les besaces, prêts à reprendre du service dès que le soir approcherait et que, avec lui, baisserait doucement le thermomètre.

Mais avant, j'avais été longer la côte, une fois de plus, mais de moins en moins seul, chaque nouveau dimanche ! Puis je me suis posé sur un banc, face à la mer, face au soleil, avec un bouquin. Au bout de trois-quatre pages, je me suis rendu compte que je n'avais rien retenu, comme victime d'une incapacité à imprimer les mots et leur sens dans mon esprit. Je suis revenu à la première ligne, j'ai repris la lecture au commencement. En vain. Je sais trop ce qui habite mon esprit pour tenter de le combattre. Alors j'ai rangé le livre.

A quelques mètres, une famille venait de s'arrêter. Monsieur, madame et les deux filles. Tenues détendues du dimanches, autour de 45 ans tous les deux, des ados, collégiennes sans doute, pour les enfants. L'endroit est merveilleux, on surplombe la mer, aucun obstacle n'obstrue le paysage, tout au fond se profile la silhouette rassurante du phare. La plus grande des deux filles sort alors son téléphone et commence à photographier les autres. Les deux parents d'abord. Et, c'est en l'entendant appeler l'homme par son prénom que je comprends qu'il s'agit certainement d'une famille recomposée. Les clichés défilent, les rires les accompagnent. L'homme prend à son tour l'appareil et photographie "ses trois femmes", comme il dit. Puis une des filles propose une prise avec tout le monde dessus. La mère acquièsce, elle demande à son aînée si son smartphone a une fonction "retardateur", comme les "vrais" appareils photos. Nouveaux éclats de rire, petites moqueries complices des filles sur la modernité largement suspectes de leur mère. La grande reprend l'appareil, elle regarde autour d'elle.
- Mais sinon, ce n'est pas grave ! dit l'homme.
La jeune fille s'approche de moi, elle me demande si je veux bien les prendre tous ensemble. J'accepte, je me lève, j'ôte mes lunettes noires, par politesse.
Elle me tend l'appareil, me demande si je sais comment ça marche. Je réponds par l'affirmative, elle retourne rassurée vers les siens. L'homme se fait prier, 
- On dérange Monsieur, ça n'en valait pas la peine.
- Mais si, insistent les deux ados, on n'en a pas à la maison, des photos de tous les quatre !
- Oui, viens s'il te plaît, renchérit la mère, on fait une photo ensemble, une photo de famille.
Je sens comme un arrêt dans le mouvement de l'homme. Quelque chose passe sur son visage, indicible mais bien réel. S'il n'était juste à côté de moi, à ce moment-là, je ne l'aurais pas perçu. Il semble ému soudainement. Il les rejoint. Il s'installe tout près de sa compagne, il la regarde fixement, elle lui sourit, il lui murmure un "merci" que je décode sur ses lèvres plus que je ne l'entends. Les deux filles sont devant, elles n'ont pas vu tout cela, mais peut-être le ressentent-elles quand même.

 

Je m'applique, je me concentre, j'ajuste l'image et j'appuie sur le bouton, une fois, deux, encore. Puis je m'arrête, la petite famille s'éparpille. Je rends son téléphone à l'adolescente, qui me remercie d'un grand sourire. Je retourne à mon banc, je les regarde s'éloigner. L'homme et la femme se tiennent la main.

 

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